Portrait d’Antoinette
Ce jour-là tu m’as souri et nous sommes repartis bras dessus bras dessous. C’était un jour de juin, ensoleillé, inoubliable. Notre rencontre était un jour de joie, une coïncidence heureuse dans le parc d’une maison de retraite de la périphérie de Bordeaux. J’y accompagnais mes enfants pour une kermesse, tu faisais ta promenade d’après le déjeuner.
Tu n’es pas une aïeule, ni une parente, ni une voisine. Pour tout dire, je ne te connais ni d’Eve ni d’Adam.
Dans ta voix les R roulent comme les galets dans la rivière Tarn. Tu portes un chandail et une longue jupe aux motifs chamarrés. « Je me porte bien mais je me sens seule. Si vous voulez me rendre visite ne vous gênez pas ! » m’as-tu lancée avec entrain.
Nous nous sommes revues. Dans le jardin de l’EHPAD d’abord, dans ta chambre ensuite, à la mauvaise saison. Ton présent devient parfois comme un tableau impressionniste. Il se floute, tu oublies les heures, les prénoms. Mais je remonte le temps avec toi, là où les contours des souvenirs sont nets. Je découvre ton Gaillac natal, la vie rude dans la campagne d’avant la mécanisation. Il y a ta maman devant le potager qui tourne l’omelette. Ton père, chantre à l’église le dimanche. Les veillées, les jours de neige à se glacer les pieds sur le chemin de l’école, les champs de lavande et les fêtes de la Saint-Jean.
Ce jour-là tu m’as souri et nous sommes repartis bras dessus bras dessous.
Il est 15h30, l’heure de la collation a sonné. Il faut quitter le cocon de ta chambre et rejoindre la salle à manger. Entre une madeleine et nos gobelets de grenadine, tu me parles de ta vie d’avant. Tu as tant aimé conduire ! Même le bus jusqu’en Allemagne, pour les jeunes filles du Foyer des Familles Rurales. Ce jour-là, tu m’as parlé de ta foi. De ta matinée qui ne peut pas commencer sans un temps d’Adoration silencieuse. De cette Présence chaleureuse qui a guidé ta vie de labeur et de prière.
« J’ai une invitée, c’est une réunion privée ! » grondes-tu d’une voix pleine. Voilà que tu fais la police quand une résidente désorientée interrompt notre échange.
Bientôt tu me raccompagnes, moi d’un côté, ta canne de l’autre. La canne c’est pour le genou « faiblard » comme tu dis, il revient de loin, mais c’est une tout autre histoire.
* Sœur Antoinette C., née le 27 janvier 1927 dans un hameau du canton de Gaillac (Tarn).